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Mardi après-midi. Je suis à l’institut Repère. J’aime bien cet endroit, on s’y sent bien, on y rencontre toujours des personnes bienveillantes, à l’écoute, et j’y apprends beaucoup de choses. Et puis les restaus du coin sont chouettes, et c’est sympa de manger en groupe, ça me change. Je vois les arbres du bois par la fenêtre. Il fait un peu gris et pas très chaud. Ça sent le café et les palmitos…

Allez, on va faire un exercice. On se met par deux. Hop, on file dans la petite salle, celle avec tous les cartons et le petit canapé. Cool. Ça fait du bien de bouger, et puis c’est bien ces exercices, ça met en confiance et ça permet de découvrir des choses insoupçonnées. C’est parti…
– « Que puis-je faire pour toi ? » me demande ma coach du jour d’une voix douce, énergique et souriante. Oui, oui, tout ça à la fois, trop forte ma coach du jour.
– « Eh bien, je ne sais pas trop ce que je veux pour l’avenir. Je sais ce que je ne veux pas, je ne veux plus travailler dans mon domaine actuel, je ne veux plus faire de la technique, je veux travailler avec l’humain, mais je n’y vois pas très clair, ce que je veux vraiment, quel chemin emprunter, comment m’y prendre».
– « OK. Tu me dis que tu ne veux plus faire de technique, que tu veux travailler avec l’humain, que tu n’y vois pas très clair, c’est bien ça ? ».
– « Tout à fait ».
Elle a bien écouté, ça change de certaines personnes ! Pour une fois qu’on ne me répond pas « ah ben c’est comme moi, blabli blabla »…
– « Je te propose de visualiser devant toi une ligne du temps, et d’aller te positionner sur cette ligne dans le futur à un moment qui te conviendra. Tu vois la ligne ? Vas-y ».

Oui, la ligne est là devant moi. Entre les étagères et les fenêtres. Elle va vers le mur blanc. Enfin, presque blanc. Oh, elle n’est pas bien longue, deux mètres, et encore. Mais elle s’ouvre comme une promesse. J’avance. Là, non, un peu plus loin, un pas encore.

Soudain, je me sens aspirée. Comme dans cette attraction des lapins crétins au Futuroscope où les bestioles sont baladées dans différentes époques par une machine à remonter le temps. Trop bien cette attraction Bwaaaaaaaaaaaaaaah ! Tout tourne. Les cartons avec leurs dates bien rangés sur leurs rayonnages se mélangent. Le canapé s’envole, les murs disparaissent. Un sifflement intense accompagne le mouvement. Les murs disparaissent. Tout vole. Et puis tout s’apaise.

J’ouvre les yeux. Ou pas, je ne sais pas, mais je vois. J’entends, je sens, je ressens. La mer est là, devant moi. Ou plutôt l’océan. Vaste, lumineux, tranquille. Quelques îles sont plantées à l’horizon, comme des bateaux géants et immuables, pas échoués, mais là, juste là, à leur place. Le ciel est bleu, une brise légère anime le paysage, les pins ondulent mollement. De temps en temps, le cri d’un goéland troue le calme, comme pour permettre d’apprécier mieux encore cette tranquillité. Un cormoran fait sécher ses ailes au soleil. Seul oiseau à n’avoir pas les ailes étanches, erreur de la nature ? Il s’en fiche pas mal, le soleil est là pour lui. Les vagues roulent sur les rochers, leur bruit régulier rythme le temps, comme si le monde faisait entendre son cœur de géant, tranquille. De temps en temps une vague claque plus fort, projette un flot d’écume pour rappeler qu’il y a de la vie. Les milliers de bulles qui éclatent en gazouillant ramènent au calme et tout recommence.

Qui je suis ? Je me sens juste moi. Connectée au monde. Je sens la mer vivre à côté, je regarde les crevettes et les poissons minuscules dans les trous d’eau, les algues et les anémones de mer, les rayons du soleil qui jouent avec l’eau et créent des reflets irisés. Il ne fait ni chaud, ni froid, l’air est doux. Je sens mon centre, juste là, sous les côtes, je sens mes pieds sur le sol, je sens la brise légère. Je suis là, présente au monde, c’est tout et c’est beau. Je sens un accomplissement, comme un panier que je porterais depuis la naissance avec moi et qui serait maintenant rempli. Rien ne presse, il n’y a pas d’iPhone dans ma poche, pas de montre à mon poignet, pas de liste de à faire. Je sens un carton plié au fond de ma poche, une carte de visite. Me dira-t-elle qui je suis ? Mon identité ? Rien, elle est blanche. Tout serait-il encore à inventer ? Le mouvement du soleil me dit le temps qui passe, doucement, sans urgence, juste pour ajouter un moment d’harmonie au moment d’harmonie précédent, dans un rythme sans fin. Je sens la paix, l’amour. C’est beau ici.

Je parcours l’horizon des yeux. Je vais longer la mer, profiter du moment, avancer de rocher en rocher en restant au bord pour ne rien perdre du bruit des vagues et de l’odeur des algues. Je ne les avais pas vues jusqu’à présent tant j’étais présente à la beauté du lieu, mais il y a des personnes dans ce paysage. Des hommes, des femmes, de loin en loin, faisant partie du tableau.

Un homme pas très grand marche vite. Ses pieds laissent des traces profondes dans le sable. J’arrive à sa hauteur. Il me tend la main.
– « Francis » dit-il. « C’est OK, tout est ok ».

Et il s’en va. Oui, c’est OK, quoiqu’il arrive, c’est OK pour moi. Je range ça dans un coin de ma tête. Ne pas s’en faire, prendre ce qui vient, tel que c’est, ne pas chercher à le changer, l’accueillir, simplement. Ouvrir ses sens, et accueillir. J’aime bien ce mot, accueillir. Les mains ouvertes, un sourire bienveillant aux lèvres…

Un homme grand et mince, tout simple, est assis au bord de l’eau, il a un carnet sur les genoux et il trace des signes.
– « Bonjour Monsieur, que faites-vous donc ? ».

– « J’étudie la relation entre la mer et la plage. La mer envoie une vague sur la plage, la plage absorbe une partie de l’eau et renvoie la vague vers la mer. Et la mer recommence, et la plage recommence, indéfiniment. Elles font toujours plus de la même chose et ça donne toujours plus du même résultat, c’est fascinant. S’en rendent-elles seulement compte ? ».

Son carnet est empli d’une boucle immense allant de la mer à la plage et de la plage à la mer…
– « Quel est votre métier ? »
– « Je casse des boucles ».
– « Allez-vous casser celle-ci ? » demandai-je craignant qu’il ne bouleverse l’ordre du monde.
– « Non, pas de plainte, pas de problème ! » dit-il joyeusement en continuant de tracer ses flèches…
 
Je regarde la couverture de son carnet, dans un coin, en petit, comme pour ne pas se faire remarquer, est écrit un prénom : Olivier. OK Olivier, tout est OK…

Je continue mon chemin en réfléchissant aux boucles dans lesquelles je me suis entortillée tout au long de ma vie. Certaines ont explosé, implosé, d’autres tournent encore. Casser les boucles, leur tourner le dos. Oui, ça a l’air simple comme ça…

Un jeune homme barbu court vers moi et me tend une tablette :

« Signez-là, c’est pour attester de votre participation ! ». Et comme on plante un drapeau sur la lune, je plante ma signature sur sa tablette pour dire que je suis passée là, je laisse ma trace. Il continue à courir en quête d’une autre signature. Etrange…

Le soleil a continué sa course. Il fait un peu plus chaud. Je poursuis ma promenade. Un homme aux cheveux blancs et aux yeux clairs déambule en souriant. Son pantalon est tenu en bas par des pinces à vélo. Quand j’arrive à sa hauteur, il me dit

– « Un russe m’a piqué ma place à table, mais je m’en fiche ! »
Et il continue à sourire et à avancer tranquillement. Je l’ai déjà vu. Dans un e-learning. Jean-Luc je crois…
 
Tout à coup, je sens une ombre sur moi. Un homme immense s’est interposé entre moi et le soleil. Je ne vois pas ses yeux avec le contre-jour. Il est grand, il a une voix forte. Il me fait penser à un chef indien. Il tend la main. Ma main disparaît dans son immense pogne.
– « Paul ».
Il dresse son index vers le ciel :
– « L’esprit est comme un parachute, il ne fonctionne qu’ouvert »
Il se tourne vers l’océan :
– «Il vaut mieux allumer une chandelle que maudire l’obscurité ».
Il est bizarre cet homme-là quand même avec ses phrases.
– « Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin ».
Ah oui, très juste ça… Mais pourquoi s’éloigne-t-il alors ? Je l’entends parler encore, en regardant le sable :
– « Ce qu’il te manque, cherche-le dans ce que tu as ».
Il se retourne une fois encore et j’entends sa grosse voix : – « Deviens qui tu es ! ».

Ah, ça je reconnais, c’est Nietzsche. Nietzsche, le gars qui t’oblige à quitter ton récit, ton océan, ton avenir pour aller demander à Google comment ça s’écrit… Je continue mon chemin. Les phrases de Paul tournicotent. Tout serait-il déjà en moi ? Pourquoi est-ce que je ne le vois pas alors ? Mes yeux sont-ils assez grand ouverts ? Est-ce cela qu’il me manque ? Les yeux de l’esprit ? L’éveil ? La côte est découpée. Ça glisse un peu, la mer descend et découvre peu à peu les algues qui font des rochers un genre de patinoire. Je suis légèrement essoufflée et tant de beauté et de belles rencontres m’enivrent un peu. Tiens, voilà encore un homme à cheveux blancs. Pas bouclés celui-ci. Des cheveux lisses, peignés. Daniel il s’appelle.

– « Assieds-toi un moment. Ancre tes pieds dans le sol, oui, c’est ça. Tiens ton dos droit, ouvre tes mains. Respire. Sens l’air qui entre en toi. Sens le ressortir. Tu peux sentir la différence de température entre l’air qui entre et l’air qui sort. Concentre-toi sur ton souffle. Voilà, c’est ça. Encore. Inspire. Expire. Inspire. Expire. Doucement. Inspire. Expire… ».

Je respire, tout est calme. Je sens la rugosité du rocher, le parfum de la mer. Les pensées affluent et refluent, au rythme des vagues. Je ne cherche pas à la bloquer. Elles sont là. Ici et maintenant. Accueillir. Toutes les pensées. Agréables comme désagréables. M’efforcer d’élargir le champ pour que les pensées irritantes ne soient qu’une petite partie de l’ensemble des pensées. Une histoire de proportions, de dilution, de concentration. Au bout d’un moment, j’ouvre les yeux. L’homme n’est plus là. Le soleil a un peu baissé sur l’horizon. La lumière est encore plus douce. Je vois une femme qui elle aussi longe la mer. C’est étrange, elle a une petite armoire avec elle. Il y a plein de choses bien rangées dedans. Des méthodes, des outils. Et une grande étiquette : « l’armoire d’Odile ». Quand j’arrive à sa hauteur, elle me dit, un peu fort pour couvrir le bruit de l’eau

– « Maintenant il faut sauter dans le grand bain ! ».

Je sens qu’elle a raison, que la peur n’a pas de raison d’être. Il faut sauter, il n’y a que du bon à en tirer. La peur. J’y pense. Oui, c’est un sentiment que je connais. Peur de parler devant d’autres, peur qu’on me pose une question, peur de sauter du grand plongeoir, peur de me tromper, peur de perdre ceux que j’aime, peur d’être ridicule, peur de téléphoner, peur d’être malade, peur de tomber… Je me retourne et croise le regard doux d’un homme :
– « Je te l’ai dit, tu es une experte en peur, tu en as connu tellement, tu dois en faire ta force ».
– « Oui, Joël, regarde je suis là, je n’ai plus peur, tu m’as montré la voie».

Le soleil a encore baissé. Le paysage devient cuivré. C’est si beau. Je croise deux personnes qui discutent. Leurs paroles se diluent dans le bruit de l’eau et le souffle du vent.
 
– « Tu sais Françoise,     »
– «Oui, Dominique,     ».
– « OK, j’en parlerai à France »…

Un peu plus loin devant moi, la côte fait un coude. Au fond de l’anse, une crique, avec du sable blanc. Je vois des hommes. Deux hommes. Ils empilent des branches et allument un grand feu. L’un est habillé en orange, l’autre est très maigre et habillé d’une longue robe blanche. Tous les deux ont le crâne rasé. Je m’approche. A la lueur des flammes, je vois leurs yeux. Il s’en dégage une infinie douceur. Ils semblent avoir tout vu et tout connu de la vie. On sent la connaissance infinie contenue en eux, et en même temps on voit une telle humilité qu’ils pourraient se dissoudre dans le sable plutôt que mettre en avant leur personne. Le vieil homme en blanc me tend de l’eau et me dit

« Sois le changement que tu veux dans le monde ».

Je prends le verre et je bois l’eau fraîche. Ça fait du bien après cette longue marche. L’homme en orange me tend un fruit et me dit
« Il n’y a pas de chemin vers le bonheur, le bonheur est le chemin ».

Je mords dans le fruit. C’est donc cela. J’ai toutes les ressources en moi pour être celle que je veux être. Et je suis sur le chemin. Le chemin. Je me retourne. Comment suis-je arrivée ici ? Je me souviens du tourbillon et des lapins crétins, mais pas du chemin ! Je veux explorer le chemin ! Ce monde est parfait, merveilleux, mais que valent ces instants de bonheur si ce n’est pas moi qui les ai construits ? Et comment les faire durer si je ne sais pas comment je les ai créés, comment les retrouver ? Sont-ils vraiment ce que je voulais pour mon monde ? Laissez-moi faire le chemin !

Ding ding ding, j’entends une clochette. Quelle est cette musique cristalline ? Ding, ding, ding. Je sens les connexions se faire dans ma tête. Ding, ding, ding, j’y suis, Repère. C’est la clé pour aller explorer le chemin. J’ancre mes pieds dans le sol de la salle du 5ème étage. Il fait moins chaud ici, il y a des personnes assises en rond, du café, du thé, des petits gâteaux. Quelqu’un me touche l’épaule :

– « Retourne-toi », me dit la voix douce, énergique et souriante.
Je pivote sur mes talons à 180°. – « Regarde le chemin ».

Je vois devant moi comme une échelle, elle mène vers ici et maintenant, chaque barreau est une étape. Je nomme ces étapes. Et je descends l’échelle. Je me retourne encore et vois le chemin dans l’autre sens, vers l’avenir, vers ce monde où je suis moi, centrée, en harmonie. Je ne le regarde plus avec envie, comme un enfant qui regarde les catalogues de jouets avant Noël en imaginant tout ce qu’il pourrait avoir, mais avec sérénité. Maintenant, non seulement je sais que c’est là que je veux aller, mais je sais comment y aller. Je regarde par la fenêtre. Un visage se dessine dans l’air. Un homme encore. Un homme qui sourit, doucement. Des yeux bleus. Je n’ai jamais vu un tel regard. Tant de bienveillance, tant d’amour. On a envie de s’y noyer. Il me fait un clin d’œil. Il veille. Robert…

Bon, allez, c’est pas le tout, il faut rentrer, retrouver la rue, la maison, la famille, les courses, le repassage, les devoirs, le boulot, les bouchons, le ménage, le feu dans la cheminée, les bourgeons dans les arbres, les premières fleurs du printemps, les baisers des enfants, les rires, les brins d’herbe couverts de rosée, le soleil, la pluie, le chocolat, un tableau de Monet, et cette chanson de Brel : « il nous faut regarder ce qu’il y a de beau, le ciel gris ou bleuté, les filles au bord de l´eau, l’ami qu´on sait fidèle, le soleil de demain, le vol d´une hirondelle, le bateau qui revient… ».

Ding ! Tiens un message. « N’oubliez pas d’évaluer le module auquel vous venez de participer ». Promis, Jeannette, je n’oublierai pas mon évaluation. Je crois qu’elle ne va pas être mal…
 
Fontenay-sous-bois, janvier 2015

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